David Sellem

Ecce Homo

 

  Chacun de mes pas me demande un effort, mais l’heureuse absence de douleur me pousse toujours plus loin. J’avance dans la campagne, je suis le sillon creusé par les larges roues d’un tracteur, passé cent fois, mille fois peut-être, pour aller travailler quelque part un lopin de terre. Comme un amant travaille le corps de sa femme, avec amour. Un instant je regarde en arrière, j’ai marché un jour, deux peut-être, sûrement je ne sais plus, cela perd son importance lorsque mon regard effleure un champ de colza. Tout ce jaune brillant au soleil, comme une mer dont les vagues provoquées par une légère brise laissent apparaître par endroit les milliers de mains vertes qui soutiennent l’or de toutes ces fleurs. Je reprends mon chemin et j’avance le long d’un bras de fleuve. Il fait si beau, le soleil est généreux et il réchauffe mon corps trop esseulé et desséché de n’être aimé par personne. Je le sens briller sur moi, lui semble m’aimer comme il aime tous les êtres. Je me redresse alors comme pour me rapprocher de lui.
 
  Mes yeux éblouis ne pleurent plus, et ma démarche reprend plus légère, comme si mes pas étaient maintenant accompagnés, aidés, malgré le poids que je ressens sur mon dos. Le sol craquelle sous mes semelles, et je devine les cailloux et les branches à leurs bruits lorsque je les foule de mes pieds. Une tranquillité m’habille et je me laisse gagner par la curiosité. A ma droite, sur la rive d’en face, j’aperçois des pêcheurs. Ils sont plusieurs, dispersés à quelques dizaines de mètres les uns des autres, comme pour ne pas se gêner, ou ne pas avoir à se disputer une même prise. Ils ne semblent pas me voir, et l’un d’eux assis a l’air de s’être endormi. Aucun d’eux ne parlent, ils sont calmes, immobiles, comme figés sur une photographie, ce sont des pêcheurs. Les légers mouvements du cours d’eau et de leurs lignes trahissent ce faux tableau. Non, ils sont bien réels, les pauvres.
 
  Mon voyage reprend sous le signe du tourment, et mon silence se fait de plus en plus tenace, bien que je respire bruyamment, mon souffle est comme muet. Ce silence si pesant semble même inonder la lande, là où je passe le silence retentit, malgré la vie, malgré la nature belle et forte. Au loin je vois des arbres dont le vent remue les branches les plus légères et les plus exposées, elles opèrent alors comme un balancement, accompagnant la brise, un mouvement sur deux. Les feuilles brillent sous le soleil et frétillent mais je ne les entends pas. Je n’entends que le bruit de mes pas, que mon silence assourdissant ne parvient pas à faire taire. Le son qui rythme ma progression en devient métronomique. Soudain je trébuche, et mon vacillement révèle une envolée d’oiseaux charognards qui ont pris peur. Ils ne s’éloignent pas bien loin, mais semblent rechigner à revenir sur les lieux de leur méfait. Sur le bas côté du chemin, j’aperçois la dépouille d’un animal, un mammifère, dont l’état de putréfaction ne me permet pas d’en déterminer l’espèce. Je constate avec tristesse qu’il servait de garde manger aux oiseaux de malheur, profiteurs de la mort, et qui maintenant suivent ma progression, comme tentant de forcer mon destin à leur avantage. Je prends le parti de ne pas les juger et poursuis ma peine, comme elle doit l’être.
 
  Plus loin deux couples me regardent passer. Tous me saluent, mais seul les jeunes femmes me sourient, les hommes eux s’échangent un joint et semblent absorbés par leurs vapeurs cannabiques. Un troisième homme qui était assis près d’eux se lève, il me dévisage, durement, je sens la haine en lui. Son souffle est sec et rapide, ses poings sont serrés et son corps semble tendu comme un arc, je peux voir la contraction des muscles de ses bras et de son cou. Il ne dit rien, ses sourcils sont froncés, et il suit mon déplacement. J’attends qu’il réponde à mon salut, mais il ne dit rien, il me regarde passer, et reste immobile sous le soleil qui semble l’écraser, et pourtant, il ne bouge pas. Je cherche dans son regard quelque chose de l’Homme, mais rien n’y apparaît, son mépris à mon égard semble plus fort que tout. Soudain il se baisse et ramasse une pierre qu’il s’apprête à me lancer et, quelque chose l’arrête dans son élan. Son geste s’interrompt brutalement à mi-course, comme si sa main avait été retenue par quelque chose. Cette fois c’est lui qui cherche quelque chose dans mon regard, je l’accueille. Il lâche sa pierre et continue de suivre mon cheminement, et je vois qu’il n’y a plus de haine dans ses yeux, il semble maintenant détendu, il cherchait son chemin.
 
  Mon voyage reprend, je sais qu’il prendra bientôt fin. Au dessus de ma tête, la générosité du soleil s’est effacée pour laisser place à un feu intense auquel nul n’échappe. La soif et la faim commencent à se faire sentir, et curieusement, elles ne me font pas souffrir. Cela fait plusieurs jours que je n’ai ni bu ni mangé, mais mon corps me soutient dans ce manque, il trouve ailleurs les forces vitales pour continuer, sans doute dans ce voyage, dans ce but qui s’annonce de lui-même et vers lequel j’ai tendu toute ma vie. Ce voyage, je le savais dès mon enfance, lorsque les premiers signes étaient apparus, et m’avaient amené à tirer moi-même les conclusions qui s’imposaient. J’étais un enfant et j’avais compris ce que serait mon destin d’adulte. Aujourd’hui, ce destin s’accomplit. Et je le perpétue tel qu’il doit l’être. Longtemps j’avais cru qu’il s’agissait d’une mission, et j’avais peur. Désormais, je sais qu’il ne s’agit que d’un destin, et ni la peur ni le courage ne me sont plus d’aucune utilité. J’en suis libéré. Et ma libération se mesure à l’aune des traces de mes pas.
 
  Je tente de me souvenir de ma vie, mais rien ne vient. Les seules bribes qui me parviennent sont mon histoire primordiale, celle que je traverse sans le savoir depuis des siècles et des siècles. Je repense alors à la tristesse et à la joie, à la colère et à la compassion, à la haine, et tous les sentiments qui ont pu un jour m’habiter. Le seul auquel je ne pense pas, je le ressens. Je ressens l’amour en moi et tout autour. Ce silence n’a finalement rien d’effrayant, il est là pour servir, servir d’accueil à toute chose autour, bonne ou mauvaise, naturelle ou artificielle. Ce silence laisse l’amour advenir et fonde son chemin à chacune de mes enjambées. Devant ou derrière moi, à ma droite ou à ma gauche, personne. La solitude ne parvient pas à m’affliger, la nature est là et apaise ma soif d’être. Ma place y est acquise de par ma seule présence pacifique et heureuse, et ce, malgré la courbure qu’opère mon dos sous le poids de mon tourment. Un tourment sous lequel je plie, dans lequel je m’applique.
 
  Alors que j’arrive devant un prés au sol sec et jauni, j’aperçois un recoin de verdure, comme s’il n’avait plut qu’à cet endroit précis, un endroit dont je sens, dont je sais qu’il m’attendait. Je suis poussé vers lui, j’y tends et m’avance lentement et sûrement. Au fur et à mesure que je m’approche la plénitude et la sérénité m’envahissent, autant que la douleur qui reprend doucement son chemin. A nouveau, j’ai mal, mais je ne lutte point, je la laisse aussi m’habiter, je l’accepte comme je l’ai toujours acceptée, à travers l’histoire, à travers les âges. Arrivé devant ce lieu de vie qui dénote avec les alentours, un léger nuage stoppe sa course entre le soleil brûlant et ma peau tannée, et je me retrouve à l’abri. Il reste en suspens, me protège et m’inspire. Je sais, que lui aussi est là pour moi. J’ôte alors avec précaution les bandages qui protégeaient mes pieds et mes mains. Je me dévêts, je sais que le moment est venu, je ne l’ai jamais choisi et pourtant, je ne l’ai jamais subi. La première fois mes amis et mes ennemis m’entouraient au plus près, désormais ils sont tous absents, mais ils n’ont jamais cessés de m’accompagner. Je m'allonge délicatement sur le sol et m’étends sur mon dos balafré et douloureux. J’écarte les bras et ramène mes jambes tendues l’une contre l’autre. La douleur devient sourde et le liquide chaud reprend sa course dans les trous de mes mains et de mes pieds, ainsi qu’autour de ma tête, mon sang nourrit à nouveau la terre. Je m’oublie alors pour l’humanité et accueille mon destin comme je l’ai toujours fait, à travers mes vies, à travers mes morts, à travers ce recommencement de l’éternité. Je ferme les yeux, l’amour m’envahit, je l’incarne et il déborde sur le monde.  Je meurs, je le sais, je suis.

 
 
 
 
David SELLEM

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Published on e-Stories.org on 09.08.2010.

 
 

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